samedi 9 avril 2016

Les Pensées #1

 Dans cette nouvelle catégorie "Les Pensées", je vous propose de poster tels quels des textes que j'écris un peu pour moi, des réflexions générales que je me fais à moi-même dans les brouillons de mon téléphone et qui n'auraient pas leur place sur twitter. Ces articles n'ont pas vocation à être des rants travaillés et documenté, mais d'avantage un aperçu de ce qu'il se passe dans ma tête.



[TW Grossophobie, Sexe et Viol dans cet article. ]




Reclining Nude, E.Hopper

A l’ère des #OnVautMieuxQueCa, je me suis surprise ça à réfléchir encore plus que d’habitude à cette notion même de “valeur”, héritée du langage économique, qui a finit par s’infiltrer dans toutes les strates de notre existence, y comprit les plus intimes.


   Il y a un peu plus d'un an, je fréquentais un matheux du secteur de la finance, et une de ses réflexions m'a brisé le coeur et l'égo pour un long moment. En effet, après des mois à se voir deux soirs par semaine, et quelques sous entendu de sa part sur le fait que l'on serait un beau couple, j'avais fini par lui demander pourquoi nous ne nous voyions pas de manière plus sérieuse. Sa réponse avait été aussi ferme que maladroite: "Je te trouve magnifique et tu as tout de la copine parfaite, mais je n'assumerais pas de sortir avec quelqu'un de ton poids.". S'en est suivi une explication très rationelle sur les relations et leur perception par autrui: selon lui, s'afficher avec quelqu'un qui a de la valeur dans le marché de la séduction, c'était gagner des "points" de valeur, et donc s'affirmer comme dominant sur ce marché, ce qui était essentiel pour un mec cis hetero. Sortir avec moi, qui, par mon physique, est en bas de l'échelle, c'est s'abaisser aux yeux de la société. Abasourdie par ce raisonnement que tous mes amis avaient trouvé déshumanisant, j'avais cessé de voir ce type, et en 
avait conclu que son raisonnement était réducteur.



   J'étais naïve. Car il avait raison.



En effet, le capitalisme est devenu un système si efficace que ses lois peuvent désormais s’appliquer à notre façon de percevoir les relations humaines, de telle sorte que le mode d'interaction avec les autres prenne la forme d’un marché.  Rien de plus naturel de parler que d'un "marché" de la séduction lorsque nous nous considérons inconsciemment comme des marchandises. "Adopte un mec" a en effet bien compris la manière dont fonctionnait les relations et les sites de rencontre : il s'agit de se "vendre", ou bien de trouver le meilleur "rapport qualité/baise". Nous nous sommes si naturellement mis à choisir selon des critères ultra-normés (carrière, milieu social, culture, mais surtout physique) que rencontrer quelqu'un au hasard est devenu un phénomène assez rare pour être souligné.

Lorsqu'on a été comme moi sociabilisé en tant que meuf, et qu'on a été élevé à la publicité et aux magasines féminins, la notion de compétitivité est durablement ancrée. S'il est difficile d'apprendre à considérer que l'on vit pour soi et pas pour le regard des autres (aka des mecs dans un univers hétérocentré), il est encore plus difficile de ne pas considérer ses amiEs comme des rivales potentielle - comme si le marché était "trop petit"pour deux. Combien de films, de séries avez vous regardé dans votre vie dans lesquelle l'intrigue principale reposait sur "quelle fille finira pas obtenir ce qu'elle veut et sortir avec le bg?" Dans tous ces films, la compétition entre afab est considérée normale, et cette loi incroyablment sexiste est particulièrement difficile à déconstruire, même pour les plus féministes d'entre nous. Au creux de chaque instant d'anxiété et de dépréciation de soi dans le contexte amoureux, les mêmes questions tournent en boucle: "qu'est ce qu'elle a de plus que moi? que puis-je faire pour être à sa hauteur? Comment prouver ma valeur?"




   En ce qui me concerne, ayant grandie en étant grosse, j'ai compris que j'étais en bas de cette échelle de valeur, évacuée du marché de la séduction. Petite, déjà, j'ai été élevée parmi l'affirmation permanente que ma petite sœur était "moi en plus mince et plus jolie", ce qui est dommage car "quand même, tu as un joli visage". Cette comparaison avec ma petite sœur a fini par devenir mon étalon de base pour mesurer toutes mes relations avec d'autres afab. En tant que grosse, je suis, et resterais toujours la "duff": Designated Ugly Fat Friend. La faire-valoir, celle à qui on ne parle que pour pécho sa super pote qui est canon. Je ne compte plus le nombre de crush qui m'ont préféré ma meilleure copine, au point que j'attends d'être bien installée dans des relations pour présenter à mes amours ma meilleure amie, terrassée par la peur persistante qu'on la préfère, encore, et qu'on me renvoie à mon rôle assigné. 


Depuis que je suis dans le milieu polyamoureux, j’ai “de la chance” : beaucoup de gens ont de l’attirance pour moi, certains même développent des sentiments à mon égard sans que je comprenne exactement quelle mouche les a piqué. Dans le marché polyamoureux, dans le marché twitter, dans le marché des marginaux, oui, j’ai ma place. Je suis grosse, certes, mais une jolie grosse. Une grosse acceptable. J’ai un joli visage, de beaux cheveux, des tatouages, des piercings, et un corps plus ou moins bien proportionné. Je suis baisable, on peut presque dire jolie. Je donne l’impression d’avoir de la valeur, d’être dans le haut du panier. Mais je n’ai de valeur que dans cette niche, que dans ce microcosme. En dehors, je ne vaut rien, et ça… je ne l’ai compris que trop tard dans ma vie.

Longtemps, j'ai continué à essayer. Essayer de me faire une place dans le marché "mainstream" de la séduction, voguant entre Tinder et autres applications de rencontre un peu pourrie. J'étais dans un tel état de nonchalance et de détachement que je ne prenais même pas la peine d'apprendre le nom des mecs que je voyais, les sauvegardant sous le nom de leur stations de métro. C'est sûr, je n'étais pas là pour quelque chose de sérieux, mais par conséquent, j'acceptais que les mecs me traitent des pires façons. En 1 ans et demi de célibat, j'ai vécu deux viols. Deux très beaux garçons, minces, gentils, des garçons que je n'aurais jamais pu avoir en temps normal. Des garçons que j'ai laissé faire parce que "j'avais de la chance, quand même.".


Merci Bénabar 

Et des fois, quand t'es grosse, tu te retrouves à coucher avec tes potes. Des super potes qui te plaisaient depuis le début, pour lesquels t'’avais perdu tout espoir, parce que, soyons honnête, jamais un mec aussi canon s'intéressera à toi. Des potes avec qui un soir ça a dérapé, mais seulement après qu’ils t’aient répété qu’ils cherchaient surtout pas à se caser. Et toi t’as accepté, parce que, au fond, tu sais que c’est le maximum qu’on te donnera, qu’au mieux tu seras la grosse qu’on baise en cachette mais à qui on tient pas la main en public, parce que c’est la honte. Que tu seras la manic pixie dream girl du pieu mais que tu es beaucoup trop malade psychiquement pour qu’on accepte de sortir véritablement avec toi. Alors t’acceptes, tu fermes ta gueule, tu te dis que tu es détachée, que c’est cool, et tu adoptes une attitude de plus en plus désinvolte par rapport au sexe, tu t’inventes une posture de fille facile à baiser, et puis en quelques mois tu te retrouves prisonnière de cette image qui, parfois, le matin, te donne la nausée.

Parce que ta seule valeur, la voilà: être la fille facile, la fille à poil sur internet, la fille libérée, poly, pan, la fille qu'il est intéréssant de se taper parce qu'elle est trendy en ce moment dans le milieu féministe, alors pourquoi pas. Et tu acceptes parce que tu as compris que c'était ça, ta valeur, maintenant. Que ta place dans le marché de la séduction, elle est là. Qu'en dehors de cette image, en dehors d'une "niche", tu n'existes pas.

Du moins jusqu'à ce que ton physique revienne en Bourse, qui sait? 
Le XVIè siècle n'est jamais très loin.




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